GoodPlanet Mag’ vous propose en exclusivité un long entretien avec David Graeber. L’anthropologue est surtout connu pour avoir conceptualisé les « bullshit jobs » (jobs à la noix) soit ces métiers dont le sens échappe même à ceux qui les exercent. Cette période de pandémie mondiale de coronavirus et de confinement questionne profondément les manières de travailler ainsi que le sens des emplois et par ricochet le monde dans lequel nous voulons vivre.

Qu’est-ce que la pandémie actuelle révèle de l’utilité ou non d’un emploi ?

Beaucoup de personnes, notamment chez les cols blancs c’est-à-dire les managers et les cadres du secteur privé comme public, prétendent travailler énormément tout en suspectant leur travail d’être dénué d’une réelle utilité. De nombreuses études le montrent. Dans le même temps, plus un travail est utile, plus il est dangereux, moins il est considéré et payé. Désormais, impossible de dire que de nombreux secteurs s’avèrent importants sans qu’on ne sache vraiment ni pourquoi ni comment alors qu’ils sont à l’arrêt depuis des mois et que cela ne fait pas une grande différence.

 

Beaucoup de personnes, notamment chez les cols blancs c’est-à-dire les managers et les cadres du secteur privé comme public, prétendent travailler énormément tout en suspectant leur travail d’être dénué d’une réelle utilité

David Graeber, père des «bullshit jobs»

David Graeber
David Graeber, l'anthropologue qui questionne le sens du travail, des bullshit jobs et de la bureaucratie PHOTO DR Les éditions des liens qui libèrent

Cette crise peut-elle conduire à changer la manière dont le travail et le revenu sont liés, en reconsidérant les emplois les moins qualifiés, invisibles et mal payés pourtant nécessaires voire indispensables ?

Les relations de pouvoir déterminent la distribution des revenus. Mettons-nous d’emblée d’accord là-dessus : plus votre travail est utile, moins bien vous êtes payé. Qu’importe si ce que vous faites bénéficie aux autres ou si vous êtes bon dedans, la répartition des revenus dépend de rapports de forces et de prestige. Plus vous avez de pouvoir de nuisance et la capacité de détruire l’économie, plus vous avez d’argent. À Occupy Wall Street (NDLR : mouvement de contestation pacifique dénonçant les abus du capitalisme financier qui a émergé en 2011), nous parlons des 1 % contre les 99 %. Ces 1 % les plus riches détiennent le pouvoir. Toute la question consiste à savoir comment briser ce pouvoir car ces personnes ne sont pas prêtes à abandonner un système qui leur profite en premier lieu.

Quelles sont les répercussions d’un tel système ?

Le niveau de salaire ne dépend donc pas de la productivité du travail. Dans une entreprise, le nombre d’employés sous vos ordres établit votre position hiérarchique ainsi que vos revenus. Ce qui entraîne une compétition narcissique, la même qui aboutit à la destruction de la planète. Les individus mis en compétition veulent de plus grandes tours, de plus grosses voitures pour se rendre au travail, avoir plus de déplacements professionnels dans plus de pays et ainsi de suite. Cette compétition permanente prend d’innombrables formes tout en contribuant au fait que beaucoup de gens ne se sentent pas à l’aise dans leur travail ni utiles. Cette impression se retrouve dans de nombreuses organisations, il faut en finir avec ce système.

Il faudrait donc un bouleversement de nos sociétés…

Oui, elles se comportent comme un groupe de personnes sur une voie ferrée alors qu’un train leur fonce dessus à toute vitesse. 

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