A l’occasion de la mort de Paul Crutzen le 28 janvier dernier, prix Nobel de chimie pour ses travaux sur la couche d’ozone et l’un des scientifiques ayant grandement contribué à populariser le terme « d’Anthropocène » au début des années 2000, prenons trois minutes pour comprendre un concept ayant fait grand bruit dans le paysage scientifique des 20 dernières années.
Une brève histoire de l'activité humaine...
Comme tout être vivant, l’Homme est le produit d’une évolution fantastique aboutissant au développement de capacités d’adaptation à son environnement pour faire face aux contraintes de la nature. La domestication du feu il y a environ 400 000 ans est la première étape de l’émancipation de l’Homme des lois de la physique régentant le monde vivant. La sédentarisation de l’Homme, consécutive à la naissance de l’agriculture en marque deuxième étape majeure. Les sociétés humaines se développent, tirant profit de l’intelligence collective et du partage des savoirs.
La découverte du charbon, puis du pétrole marque la troisième étape de l’émancipation de l’Homme des lois naturelles. La révolution industrielle qui s’ensuit donne naissance à de nombreuses inventions qui permettent une accélération bondissante de toutes les activités humaines. Ces inventions sont massivement employées dans l’agriculture, donnant lieu à des révolutions agricoles successives entrainant une explosion démographique dans les pays industrialisés, qui s’étend à l’ensemble de la planète dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Cette population croissante exerce une pression grandissante sur les ressources de la planète. L’extraction des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) qui a permis la révolution industrielle n’est pas dénuée d’effets secondaires. Leur utilisation, principalement comme combustibles, libère du carbone dans l’atmosphère sous forme de gaz, donnant lieu à une accumulation de celui-ci contribuant à un effet de serre additionnel responsable du réchauffement de la planète.
Qu'est-ce que l'Anthropocène ?
Le terme « Anthropocène » nait de l’idée que les humains ont atteints le statut de force géologique, par les conséquences de leurs multiples activités sur les cycles naturels de la Terre. La question du dérèglement climatique est le point de départ de l’élaboration du concept et en reste un point central aujourd’hui, bien que d’autres enjeux environnementaux lui soient associés.
Mais qu’est-ce que ça veut dire Anthropocène ? Né à la toute fin du XXe siècle, il mobilise le temps long de l’ère géologique (suffixe –cène) en y intégrant la dimension humaine (préfixe anthropo-). La maîtrise des énergies fossiles et les externalités négatives qu’elle entraîne a fait sortir la planète de l’Holocène, ère géologique qu’elle connaît depuis plus de 10 000 ans depuis la fin de la dernière période de glaciation, pour entrer dans une nouvelle ère, géologie de l’humanité.
Pourquoi s'intéresser à ce concept complexe ?
La valeur de la notion d’Anthropocène est multiple. Dès ses premiers écrits, Paul Crutzen précise que cette notion ne concerne pas uniquement la question climatique, qui fait de l’ombre à tous les autres enjeux environnementaux sur la scène politique internationale. En effet, l’action des humains sur la nature se ressent sur la grande majorité des cycles naturels, qu’il s’agisse du niveau de la biodiversité, des niveaux de concentration de certains gaz dans l’atmosphère ou de la gestion de ressources comme l’eau ou les réserves halieutiques.
Les bouleversements climatiques engendrés par les activités humaines sont intimement liés au cycle de l’eau. L’augmentation des températures accélère la fonte des glaces et augmente l’évaporation, qui agit à son tour sur les quantités de précipitations (pluie, neige). Ces dérèglements perturbent les saisons, accentuent les phénomènes climatiques extrêmes et menacent la stabilité des écosystèmes. On observe ce qu’on appelle des points de bascule dans le système climatique, fortement liés au cycle de l’eau. Dès lors qu’ils sont atteints, les cycles s’emballent et aucun retour à la normale n’est plus possible.
Une notion critiquée
Avec l’Anthropocène, le débat quant aux implications des activités humaines s’ouvre à l’ensemble de leurs conséquences. La valeur de la notion réside d’autre part dans sa capacité à conceptualiser le rôle majeur de l’Homme, que la définition comme « force géologique » à part entière illustre parfaitement. Enfin, elle permet de remuer des questions sociétales profondes. Par sa définition même tout d’abord, telles que la place de la science ou le rôle des techniques dans l’évolution de la société, mais surtout par les critiques qui lui sont adressées.
Des critiques qui portent en premier lieu sur les implications du nom du concept lui-même. Avec l’emploi de la racine grecque anthropos, c’est ainsi toute l’humanité qui est inclue et considérée comme acteur de la « force géologique » définie par le concept. Mais il est nécessaire de mitiger cette unité de l’espèce humaine pour montrer les responsabilités inégales dans les différentes crises engendrées par les activités humaines. Jusqu’ici, la très grande majorité des gaz à effets de serre additionnels a été émise par environ 25% de la population mondiale. De plus, alors que l’Anthropocène sous-entend une responsabilité commune à l’ensemble de l’humanité, on pourrait imaginer que les conséquences le seraient aussi. Malheureusement, on risque d’observer dans les décennies à venir de grandes disparités dans les conséquences climatiques des activités humaines, avec une corrélation certaine entre responsabilité moindre et niveau des risques encourus et dommages à probables.
Comment dépasser cette critique ? Certains penseurs de l’Anthropocène proposent de faire remonter la naissance de l’Homme comme force géologique à sa sédentarisation et à l’agriculture, voire même à la domestication du feu ! Ce faisant, l’Anthropocène devient réellement une notion universelle et dépasse la vision occidentalo-centrée qui la caractérisait à ses débuts. Plus qu’une photographie instantanée des impacts de l’activité humaine, l’anthropocène correspond donc à l’accumulation de ses actions sur les cycles naturels depuis le début de ses activités, que l’on prenne comme point de départ la révolution industrielle, la sédentarisation ou la domestication du feu.
D’autres proposent des concepts dont les implications sont similaires à celles de l’Anthropocène, mais dont les noms permettent de s’affranchir de la question épineuse de la responsabilité non différenciée affiliée au préfixe anthropos. Ainsi, on peut citer le terme de capitalocène de J.W. Moore, qui fait remonter cette ère géologique de l’humanité à la naissance du capitalisme, réponse critique la plus acceptée au terme d’Anthropocène, qui s’y substitue totalement pour beaucoup.
Comprendre son impact dans l'Anthopocène
Issue des milieux scientifiques à laquelle elle est jusqu’ici restée assez cantonnée, la notion d’Anthropocène gagne à être diffusée dans la sphère publique. Par sa nature conceptuelle et les débats qu’elle soulève quant à sa valeur scientifique, elle a vocation à devenir un symbole du poids que font porter les activités humaines sur les cycles de la Terre. Peu de combats sont si universels que celui de la protection de l’environnement, et peu de symboles sont si parlants que celui de l’identification de l’Homme comme force géologique rivale de la Terre elle-même pour nous rappeler notre responsabilité vis-à-vis de celle-ci !
Pour comprendre comment chacun s’inscrit dans l’Anthropocène et quel est son impact personnel, réalisez votre bilan carbone sur le site de la Fondation GoodPlanet. Cet exercice vous permettra de visualiser les sources et les quantités de rejets de carbone des principaux pôles d’activités de votre vie et de vous positionner par rapport aux émissions moyennes par habitant que peut supporter la Terre chaque année.
La méthodologie choisie vous permet d’obtenir des informations plus complètes et détaillées concernant les différents domaines d’émission (transports / alimentation / loisirs / logement…) pour mieux cibler les améliorations potentielles.
Nous faisons tous partie de cet anthropos et avons tous un rôle à jouer pour faire de l’anthropocène l’ère de la reconnexion à la Terre et de sa protection !
Pour aller plus loin
- Dictionnaire critique de l’anthropocène – CNRS :
« Parmi les 330 notices, plusieurs thèmes sont au cœur des débats contemporains (biodiversité, changement climatique…), d’autres se réfèrent à des courants de pensée (écoféminisme, transhumanisme…). Les concepts mobilisés abordent des questions politiques (capitalocène, justice environnementale…), philosophiques (catastrophes, Gaïa…), ou épistémologiques (finitude, population…). Des notions classiques sont réinterrogées (nature, ressources…), tandis que des concepts sont précisés (biosphère, écosystèmes…). […] Un dictionnaire de référence sur un concept devenu incontournable ».
- Une écologie décoloniale– Malcom Ferdinand :
Travail sur les liens entre l’écologie et le colonialisme, les responsabilités différenciées qui émergent sous le concept d’anthropocène. Il essaie de s’affranchir de la notion d’anthropocène en s’appuyant sur une notion similaire développée par Donna Haraway et Anna Tsing : le plantatiocène, qui évoque les plantations où travaillaient les esclaves, pointant la responsabilité des pays coloniaux dans les dérèglements climatiques.
- Terre-Patrie – Edgar Morin :
Ecrit avant la popularisation de la notion d’anthropocène, cet ouvrage nous invite à penser la Terre comme patrie de l’humanité. Evolution d’un schéma de pensée de protection de celle-ci permettant de construire un objectif commun à toute l’humanité pour prendre à bras le corps les problèmes environnementaux.