La Beauce, grande plaine agricole entre le sud de l’Île de France et la Loire est dominée par l’agriculture intensive et tout ce qui accompagne la monoculture du blé dont les pesticides. Dans ce documentaire de 52 minutes diffusé sur Public Sénat, la documentariste Isabelle Vayron conduit une enquête de terrain sur le plus connu d’entre eux : le glyphosate. Elle donne la parole aux agriculteurs qui font part de leurs difficultés à s’affranchir des pesticides. Ils nous expliquent également les injonctions contradictoires qu’ils subissent, car la question des intrants chimiques pose aussi la question de notre modèle agricole mondialisé, qui impose des monocultures à hauts rendements pour rester rentable.
Quel a été le point de départ du documentaire ?
J’ai une amie qui vit à Paris mais qui a de la famille en Beauce. Quand l’interdiction du glyphosate a commencé à être évoquée elle m’a dit : « Tu sais, tu devrais peut-être faire un film sur le glyphosate du point de vue des agriculteurs parce que moi, je ne peux plus avoir une seule conversation apaisée avec les agriculteurs de ma famille sur le sujet. Ils partent du principe que je n’y connais rien et que je n’ai pas mon mot à dire. Pour eux c’est une connerie d’arrêter le glyphosate et il n’y a pas moyen d’en discuter ».
De mon côté, je venais de m’installer à la campagne, je voyais les champs par la fenêtre, tout près, et le sujet m’interpellait. J’ai donc pris ma voiture, commencé à mener mon enquête et me suis retrouvée très vite face à des agriculteurs. J’y allais avec des pincettes. J’entendais parler depuis des années des suicides, de cette profession qui souffre. Et j’ai vite compris que même en Beauce, la région de France où les agriculteurs vivent le mieux avec des primes à l’hectare et des monocultures à très haut rendement, les fins de mois étaient (parfois) difficiles. S’ajoutait aux difficultés financières la frustration d’être pointé du doigt pour l’utilisation du glyphosate. C’était insensé pour les agriculteurs car la France importe tous les jours des produits contenant des doses de glyphosate beaucoup plus importantes que celles qu’on peut retrouver dans les produits français puisqu’en France, le glyphosate est utilisé avant de semer, et non pas sur la culture en cours, comme c’est le cas dans d’autres pays qui utilisent des OGM résistants au glyphosate.
Finalement j’ai identifié une colère commune aux agriculteurs qu’on caricature comme des pro-pesticides favorables aux monocultures intensives et les citadins qu’ils caricaturent comme des bobo-écolos consommateurs de bio, comme moi. Leur colère, c’était la mienne et certainement celles de nous tous, consommateurs. Une fois ce constat fait, c’était très important pour moi de leur donner la parole, et de la respecter pour qu’ils ne se sentent pas trahis.
Dans le film, plusieurs agriculteurs se plaignent de l’image négative dont ils souffrent auprès des consommateurs, plutôt citadins. Y a-t-il une trop grande méconnaissance de la réalité agricole ? Un manque d’empathie ?
Absolument ! C’est évident. Il y a 2,3 générations, nous avions tous des agriculteurs dans notre famille et on pouvait discuter avec eux. On comprenait leur problème. Aujourd’hui, on est de plus en plus nombreux à vivre en ville et à manger des produits achetés au supermarché. Il ne faut pas négliger le rôle du consommateur, à la fois victime et responsable de ce système : victime des effets néfastes des pesticides sur sa santé et son environnement mais coupable d’avoir significativement réduit son budget consacré à l’alimentation en recherchant des produits toujours moins chers.
Il faut reconnaitre aussi que c’est un vrai acte militant d’être en cohérence avec notre volonté d’arrêter les pesticides. Il faut acheter des légumes de saison, regarder avec attention la provenance des produits bruts, être prêt à payer plus cher…
Du côté des agriculteurs, la situation n’est pas simple non plus, de nombreux problèmes sont imbriqués. Tout d’abord, les agriculteurs français sont de moins en moins rentables puisque les cours mondiaux sont à la baisse. Ils subissent la concurrence d’exploitations gigantesques, parfois 100 fois plus grandes que les leurs, au Canada, en Argentine ou au Brésil. On leur met la pression pour qu’ils travaillent sans pesticides sauf que les accords commerciaux autorisent l’importation de produits qui sont cultivés avec des quantités de produits phytosanitaires beaucoup plus importantes que ce que la règlementation française autorise. Les agriculteurs finissent par vivre de subventions. Amandine Dupuy, agricultrice bio qui témoigne dans le film le raconte très bien : elle dit qu’elle a vu son père souffrir de ne pas être payé pour la valeur de son travail mais par des subventions, un peu comme un mendiant.
La mise en œuvre de pratiques agricoles plus écologiques semble principalement relever d’initiatives individuelles. Les paysans souhaitant faire une transition vers une agriculture sans glyphosate sont-ils suffisamment accompagnés ?
Je crois qu’il y a peu d’agriculteurs disposés à abandonner le glyphosate de leur plein gré. Je pense que la majorité ne le fera pas tant qu’elle n’y sera pas obligée. On leur enseigne depuis des décennies à cultiver avec des produits phytosanitaires pour obtenir des productions très précises. Si on leur enlève un produit phytosanitaire, ils chercheront à le remplacer par un autre.
Pour les agriculteurs, aujourd’hui minoritaires, qui veulent changer, ils peuvent bénéficier d’un accompagnement mais ils doivent être proactifs, très motivés. Ils doivent se renseigner, aller chercher des informations. Ils peuvent se rendre à la chambre d’agriculture et rejoindre un groupe DEPHY. Mis en place lors du plan Ecophyto, ces groupes ont pour but de réunir des agriculteurs aux pratiques agricoles variées et qui sont à des degrés divers de leur transition. En rejoignant un groupe, l’agriculteur ne retire aucune gain financier mais il a accès à des conseils d’agronomes, et il est mis en relation avec d’autres agriculteurs, pour se sentir moins seul, ce qui est essentiel.
Il y a un aspect psychologique plus tenu, dont on parle peu : quand on veut faire changer tout un modèle, il faut que le groupe social auquel on appartient accepte de changer. Si on est seul contre tous, pour tenir, il faut avoir la certitude qu’on est dans le juste parce que tous tes pairs vont te questionner, voire te décourager et que les risques que tu prends sont énormes !
En réalité le glyphosate ne constitue qu’un aspect du problème des pesticides en France. Ce n’est pas le simple arrêt du glyphosate qui va mettre fin à la perte de biodiversité. Mais, même si ça ne résoudra pas tous les problèmes sanitaires et écologiques, ça pose toutes les bonnes questions. Je crois qu’à chaque fois qu’on souhaitera retirer une molécule, on trouvera une filière en danger qui réussira à obtenir une dérogation, comme ça a été le cas pour les néonicotinoïdes et la betterave sucrière. Il faudrait avoir le courage de modifier les accords de libre-échange mondiaux qui faussent le jeu et favorisent le dumping social et écologique. Il faut y intégrer ce qu’on appelle des clauses miroirs qui permettraient d’interdire l’importation de produits qui contiennent des résidus de glyphosate si nous, on l’interdit en France. Et a minima, il faudrait exiger l’étiquetage clair et univoque de ces produits, pour que le consommateur soit informé. Si par exemple, il était marqué : « contient des résidus de pesticides interdits en France » au moins, on comprendrait pourquoi ce n’est pas cher et les agriculteurs français ne seraient plus soumis à cette concurrence déloyale.
Intérêt croissant des industriels pour les semences bio, formation agricole intégrant des apprentissages sur la vie du sol, conversion des agriculteurs à de pratiques agronomiques durables : les initiatives se multiplient pour développer une agriculture sans pesticides. Y a-t-il matière à espérer ?
Oui ! Moi je suis pleine d’espoir ! J’ai d’ailleurs constaté, et c’est la conclusion du documentaire, que les agriculteurs qui ont renoncé à l’usage des pesticides sont ceux qui ont le plus d’espoir en l’avenir.
J’ai la ferme conviction que les agriculteurs français ont tout à gagner à aller vers une agriculture plus propre, et moins dépendante des marchés mondiaux. A partir du moment où on est dans une concurrence mondiale, avec des pays beaucoup moins regardants que nous sur l’usage des pesticides, les agriculteurs français seront toujours perdants. Leur seul moyen de tirer leur épingle du jeu, c’est de valoriser le fait qu’ils arrivent à travailler avec des molécules moins dangereuses. C’est là que le consommateur doit prendre le relais et soutenir cette agriculture par son acte d’achat.
Même Bertrand Petit, qui est l’agriculteur qu’on voit verser du glyphosate sur ses champs, très représentatif du système conventionnel, le dit : seul le consommateur pourra faire changer les industriels et donc les modèles de production dans leur ensemble.
Nous consommateurs devons absolument soutenir ces filières. C’est la loi du marché finalement : si la demande augmente, les paysans seront plus enclins à transformer leur mode de production, les usines de transformation verront un intérêt à s’adapter et cela générera un cercle vertueux !
Pour en revenir au glyphosate, si on achète un steak végétal au soja issu d’une filière française, même s’il n’est pas bio on peut au moins être sûr qu’il n’est pas OGM – et donc qu’il n’est pas gavé de résidus de glyphosate. Pareil pour les produits labellisés Bleu-Blanc-Coeur : ils soutiennent la diversification des cultures, seule vraie issue pour sortir des monocultures exigeant toujours plus de pesticides. Cette transition agricole, les agriculteurs ne peuvent pas la faire sans nous tous, et ce n’est pas qu’une affaire de bio.